LE BRICONTEUR – Chapitre 1

Comme tous les matins à neuf heures trente précises, Maelys Brunon saisit son chariot de course motorisé, referma la porte de son appartement d’une pression sur son holophone et partit à petits pas vers le centre-ville. Son rythme calqué sur le cabas à trois roues qui la précédait en ronronnant, elle s’appliquait à rester sur la partie du trottoir réservée aux marcheurs tranquilles. Elle lorgnait de temps en temps les pavés blancs qui délimitaient, à sa droite, le corridor des promeneurs véloces. Dans quelques minutes sonnerait l’heure de la pause santé, et des dizaines de télétravailleurs débouleraient pour faire leur tour de quartier matinal.  Sa bouche se plissa en une moue contrariée. Voilà bien longtemps qu’elle ne pouvait plus suivre le rythme effréné des jeunes cadres qui, désespérément silencieux et solitaires, menaient une course contre le temps pour se débarrasser de l’incontournable pause santé.

Tel un matou bien éduqué, le chariot intelligent s’arrêta devant la porte d’entrée du fromager, mettant fin à ses ruminations. Apercevant la vieille dame par la vitrine, la jeune employée ouvrit la porte pour l’accueillir :

—  Madame Brunon, quel plaisir ! Votre panier est prêt.

Maelys lui répondit par un rapide hochement de tête, son regard happé par le paquet que tenait la fromagère. Habituée à sa curiosité, cette dernière lui indiqua :

— Cette semaine, vous avez trois portions de lentillembert, deux d’emmental enrichi en calcium, et un de notre meilleur brebis frais sans matières grasses !

Maelys ne put retenir une moue déçue qui n’échappa pas à la vendeuse.

— Vous souhaitez quelque chose d’autre Madame Brunon ?

La vieille dame hésita un instant. Dans la vitrine, un véritable comté de 18 mois scintillait comme un bijou dans son écrin. Elle jeta un œil à son holophone qui affichait déjà la liste des produits disponibles de la boutique : le halo rougeoyant de mauvais augure qui entourait le comté doucha ses espoirs. Se régaler ou rester en bonne santé, il fallait choisir.

— Non, ce sera tout ! Merci beaucoup.

La vendeuse lui remit le paquet. Maelys avait déjà tourné le dos à la vitrine alléchante lorsqu’elle l’entendit la héler.

— J’oubliais Me Brunon ! Le système d’abonnement automatique va bientôt expirer – il faudrait vraiment que vous utilisiez un appareil plus récent. Nous ne pourrons bientôt plus prendre en compte vos paiements.

Maelys leva la main pour signifier qu’elle avait bien entendu : déjà son chariot avait repris son rythme régulier et menaçait de la distancer. Elle le rattrapa tant bien que mal, le souffle court. Elle avait beau suivre à la lettre les consignes de Doctolab, ses articulations rouillaient et chaque jour, sa promenade santé s’allongeait de quelques désagréables secondes. Elle eut de nouveau une pensée triste pour l’époque où, toute jeune retraitée, elle avalait le kilomètre de marche quotidien en moins de vingt minutes.

Un reflet de lumière chaude attira son regard alors qu’elle remontait l’allée Leclerc. Au milieu de la rangée de vitrines larges et propres de la rue marchande, une boutique jurait par ses couleurs flamboyantes. Maelys s’arrêta, interdite. Un bric à brac cuivré débordait derrière la devanture. Des dizaines d’objets gisaient, empilés les uns sur les autres dans le plus grand désordre, tant et tant que la boutique, remplie à ras-le-bord, vomissait des bibelots jusque sur le dallage lustré du trottoir. Un tintamarre métallique s’échappait de la porte. Quelque part sous ces montagnes de rouilles et de bois usé, quelqu’un s’escrimait à ranger.

Maelys resta quelques instants face à la devanture, sceptique. Le désordre coloré tranchait avec le blanc épuré des autres échoppes, comme une insulte à la beauté aérienne et immaculée de la ville. Son œil cherchait à reconnaître les ustensiles, sans y parvenir. Une courbe lui rappela une louche de grand-mère, un rectangle de plastique beige un des vieux écrans de son enfants, mais rien ne correspondait exactement à ses souvenirs.

Un bip outré la fit revenir à la réalité : son chariot s’était arrêté quelques mètres plus loin, ne détectant plus sa présence. Elle stoppa l’alerte d’une tape sur sa holomontre et se dandina pour retrouver son garde-manger sur roue. Elle reprit sa marche quotidienne, se coulant dans ses habitudes chronométrées sans plus une pensée pour l’étrange bric à brac.

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