LE BRICONTEUR – Chapitre 4

— Vous m’avez mentit. Une espagnolette bavarde, ça n’existe pas.

Je retiens un demi-sourire. La petite dame d’hier se tient face à moi, bien droite dans sa combinaison vert clair, les sourcils froncés. Je savais qu’elle reviendrait : voilà trois jours que son regard accroche l’amoncellement d’histoires que j’ai entassé dehors. Après des années de vadrouille, je sais maintenant repérer les poissons qui vont se prendre dans mes filets.

Je caresse ma barbe un instant, prend le temps de répondre.

— Est-ce important ?

La vieille dame se fige, surprise. Ses yeux s’agrandissent un instant, puis ses cils se mettent à papillonner, déstabilisés. Cette question est magique : un vrai filtre qui élimine le menu fretin pour me permettre de me concentrer sur les gros morceaux. Je laisse mon interlocutrice chercher quelques secondes une réponse puis, afin de lui éviter de mourir la bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau, je réponds à sa première remarque :

— Cet objet existe pourtant. Vous l’avez là, sous les yeux. Touchez-le, si vous le souhaitez.

Revenir à quelque chose de plus concret l’aide à reprendre ses marques. Elle retrouve son froncement de sourcils à moitié sévère – un tic que cette foutue société du contrôle lui colle inconsciemment à la peau, j’en fais le pari. Elle hésite un instant. Je retiens mon souffle. Va-t-elle continuer cette conversation, ou vais-je perdre ma pêche ?

Finalement, elle me rétorque d’un petit air hautain :

— J’ai bien vu que ce n’était pas un hologramme, merci. Mais cet objet n’a jamais existé. J’ai vérifié partout : sur biggle, dans mes archives personnelles et même celles que m’a légué ma tante… je n’en ai trouvé aucune trace. Vous l’avez…

Je vois son esprit chercher un mot, un mot ancien que, vu son âge, elle a forcément entendu enfant. Un mot enfoui par des années et des années de conditionnement numérique. Je l’aide.

— Imaginé?

Une étincelle de joie traverse ses pupilles. Imperceptiblement, les épaules de la vieille dame s’abaissent de quelques millimètres. Elle se détend. Ma journée est gagnée.

— Oui, c’est ça ! Imaginé

Je la vois fouiller sa mémoire pour trouver le sens de ce mot que son corps tout entier lui dit connaître. Malheureusement, le processus est stoppé par l’implacable vibration de sa holomontre, qui remonte le long de son bras jusqu’à perturber ses pensées. La magie s’arrête net : elle lance un regard à son cabas qui, tel un chien de garde, l’attend trois mètres plus loin en couinant. Je me mords la lèvre. Le poisson s’échappe du filet.

Son visage se tourne de nouveau vers moi. Je retiens mon souffle. Derrière les rides sculptées par des décennies de tension à suivre tous les jours le rythme imposé par les imprécations numériques, je perçois un infime changement. Une courbe. Mon interlocutrice hésite entre continuer la conversation ou suivre son cabas.

Finalement, ce dernier gagne. La vieille dame détourne le regard, marmonne un léger « au revoir » et se dandine jusqu’à son chien de garde en me plantant sur place. De façon bien plus polie que la veille, ceci dit.

Je la regarde s’éloigner en souriant. Le poisson a mordu : la seule question est de savoir si j’aurais le temps de remonter la ligne avant que le Processus ne me chasse.

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