COUPE MARIE-ANTOINETTE

En octobre 2021, j’ai participé au match d’écriture des Imaginales. Par équipe de trois, nous nous répartissions les trois thématiques imposées pour écrire une nouvelle en 2h. Si nous le souhaitions, nous pouvions piocher des contraintes additionnelles. Un exercice intense et stimulant, qui m’a valu le prix du jury et, avec mes deux amies, la coupe de la victoire !

Cette nouvelle a été publiée dans l’AOC n°71 de mars 2024.

Mes contraintes : « cette montre ne donne jamais l’heure » « bourreau » « cuite »

COUPE MARIE-ANTOINETTE

Le carillon délicat de la sonnette d’entrée berce mes rêves d’une mélodie enfantine, pas désagréable. Quoique. A la longue, la ritournelle métallique prend des allures de mauvais slogan publicitaire, de ceux qui ricoche à l’intérieur de votre crâne comme un oiseau paniqué dans une cage de verre, incapable de trouver la sortie. Je me retourne sur le divan, agacé, comme si ce mouvement pouvait faire déguerpir l’importun couplet. Aussitôt, une douleur vive me transperce la tête, de l’occiput au front. La bouche pâteuse, je ronchonne en portant la main sur mes yeux. Mon réveil n’a pas sonné, je peux finir ma sieste.

Mes souvenirs affluent alors que je tente de replonger dans le sommeil, m’arrachant un sourire. Quelle sacrée soirée on a eu hier ! On l’a bien fêtée, la millième. Flash mob géant, alcool en cascades, déhanchés simiesques… Comme dit le patron, de temps en temps, faut s’avoir s’amuser. Non pas que le métier soit difficile. C’est juste qu’il faut rester en permanence professionnel. Propre. Rassurant. Alors, ça fait du bien de faire tomber la cravate une fois de temps en temps.

La douleur revient au galop, chasse mes souvenirs. Le carillon reprend de plus belle, insistant par ses répétitions infinies. Jamais je n’aurais pensé que ces trois notes choisies pour que le client se sente tout de suite apaisé selon Victorine, notre coach en sérénité, puissent être agaçantes à ce point. Leur insistance martèle mon crâne en concert avec la migraine. Je grommelle, conscient que ma voix grave porte jusqu’à l’importun de la pièce d’à côté.

— J’arrive, j’arrive !

Je lève le bras, jette un œil à ma montre. Trois heures moins le quart. Mon cœur manque un battement, avant que je me rappelle. Ma montre ne donne jamais la bonne heure. Pas question d’être en retard dans ma profession, alors je l’avance d’un quart d’heure. Donc normalement, le gus qui appuie sur la sonnette à l’entrée ne devrait pas. Il est marqué « ouverture à quinze heures » sur le panneau de l’entrée.

L’importun ne doit pas savoir lire, parce que la sonnette continue de me rabâcher de me lever. Pourtant, on a une clientèle assez haut de gamme, assez pour savoir déchiffrer les horaires, bon dieu !

Je m’assois, respire un instant pour lutter contre les coups de butoir qui résonnent sous mon crâne, puis me lève en chancelant. Je me dirige vers le coin qui nous sert de cuisine dans l’entreprise. Là, sur le placard haut, les boîtes de doliprane de Victorine. Je m’évertue un moment pour en extraire un cachet – mes énormes pognes ne sont pas faites pour ces minuscules boîtes. Je sors une gélule, l’avale d’un coup. Pas besoin d’eau.

La sonnette continue sa ritournelle, insistante et désagréable au possible. Je crois que je ne pourrais plus jamais l’entendre sans que mes poils ne se hérissent. Va falloir que Victorine nous trouve une autre de ces mélodies apaisantes.

— J’arrive !

Je me retiens de prononcer un juron. Pas de ça devant la clientèle, même bourré. Je traverse la pièce de repos, un chouille plus ferme sur mes pieds. A peine. Le ménage est fait, impeccable. On dirait pas qu’on a eu la fête la plus décadente de la décennie ici même, la nuit dernière. Les femmes de ménage m’impressionnent.

Je m’arrête un instant face au miroir pour tenter de me refaire une mine, comme dirait Victorine. Je passe les mains sur mon costard plissé par la sieste. Sans succès. Malgré sa couleur beige, ton sur ton avec mon pull blanc, je ressemble à une armoire à glace. J’esquisse un sourire, découvre mes dents en une mimique carnassière. Victorine déploie des trésors d’inventivité pour tenter de me rendre plus rassurant. Paraît que c’est mieux pour les clients, alors moi, j’essaie. Je veux bien faire mon travail.

Je suis pas vraiment rassuré sur ma cool attitude, mais j’entre quand même dans le hall de la société. On accueille le public dans une pièce aux teintes naturelles, panneaux de bois aux murs et moquettes taupe au sol. Que des divans à coussins moelleux et des tables basses avec eau minérale et boîtes à mouchoirs. Pour un peu, on se croirait chez un psy.

Derrière la vitre de la porte d’entrée, une femme en talons s’est haussée sur la pointe des orteils pour parvenir à glisser un œil au-dessus du panneau indiquant les horaires de la boîte. M’apercevant, elle me fait un signe de la main. Je ronchonne. Elle a les horaires juste sous les yeux, bordel !

J’ouvre un peu brusquement l’entrée. Je ne suis pas d’humeur à mettre les petits plats dans les grands, alors j’enquille direct :

— C’est pourquoi ?

La femme qui me fait face a une quarantaine d’année, tout au plus. Elancée malgré un ventre qui dépasse un peu du tailleur, des traits communs mais pas désagréable. Pas du tout le genre de mes clients habituels, et pourtant. D’une voix décidée, elle me demande :

— Je viens pour une prestation.

— Revenez dans vingt-trois minutes. Nous sommes fermés.

Je vais pour refermer la porte, mais elle la retient d’une main, insistante.

— C’est une urgence !

Je tique. Une urgence ? On me l’avait jamais faite, celle-là. Vu les délais pour avoir les jugements, les clients ne sont plus à trois jours près. Je demande, circonspect :

— Ça ne peut pas attendre vingt-trois minutes ?

— Non. Je paie comptant.

La fermeté du ton me désarçonne. Puis la femme a trente ans de moins que mes plus jeunes clients. C’est bizarre… et j’ai envie d’en savoir plus. Je sais, la curiosité, c’est pas bien. Honnêteté, discrétion, intégrité. Mais je vais rien lui demander, je vais juste répondre à ses questions.

Reléguant le marteau qui me fracasse toujours le crâne à l’arrière-plan, je lui ouvre la porte et lui fait signe d’entrer. Elle ne prend même pas la peine de choisir son divan, elle s’assoit sur le premier venu. Tant mieux. Moins je fais de pas, moins elle verra que je titube. Je m’assois face à elle, tente de sourire. En général, c’est plutôt Victorine qui accueille les clients. Mais là, c’est l’heure de la sieste. Y’a plus que moi dans la boîte, alors je vais faire avec. Je tente de me rappeler la procédure. Faut commencer par présenter le catalogue, avec tact mais sans chichi. Jamais demander au client s’il va bien – grossière erreur. Pourtant, j’aimerai bien savoir ce qui amène cette femme ici. Tant pis, je suis le protocole, et commence :

— Connaissez-vous notre prestation ? Souhaitez-vous que je vous présente le catalogue ?

La femme secoue la tête.

— Non, non, j’ai bien étudié votre site internet. Je veux la Marie-Antoinette.

D’un coup, mon mal de tête s’arrête, gelé. Je manque de m’étouffer. J’ai dû mal entendre.

— Vous… vous être sûre ?

— Oui oui, la Marie-Antoinette. Le geste traditionnel transmis de génération en génération, j’ai bien lu votre plaquette.

Oui, enfin bon, la plaquette… encore une idée de Victorine. Du marketing. La Marie-Antoinette, c’est la caution artisanale de la boîte, c’est là pour faire joli sur le catalogue. Pas vraiment le produit que les clients demandent.

— Heu…

— Vous proposez bien la Marie-Antoinette ?

Le ton devient presque agressif. La voix de Victorine résonne dans ma tête.  Ne pas contrarier les clients, la vie est déjà bien assez difficile pour eux. Je reprends contenance. Après tout, il n’y a qu’à suivre le protocole. Je fais les papiers, on verra après. Je sors le terminal informatique.

— Tout à fait. Nous allons commencer par les formalités… si vous voulez bien me transmettre votre dossier judiciaire.

Elle pose son empreinte digitale sur l’interface. Tous les fichiers se déversent dans mon ordinateur – confidentiel, bien entendu. Je me mords la lèvre. Faut jamais poser de questions aux clients, mais quand même. Je tente d’obtenir des informations, l’air de rien.

— Comment nous avez-vous connu ?

— Vous êtes les seuls à proposer encore une prestation artisanale.

Non pas qu’elle soit sèche, mais je sens bien qu’elle a pas envie de discuter. Je me mords la lèvre, laisse un silence de plomb envahir l’espace. D’habitude, les clients parlent. Un peu trop même.

L’interface vire enfin au vert. Tout est en ordre. Je lui tends le devis : elle le valide sans une hésitation. Je clique sur l’agenda de la société.

— Tout est en règle. Quand souhaitez-vous convenir d’un rendez-vous ?

— Maintenant.

Je manque de m’étouffer avec ma propre salive.

— Maintenant ?

— Maintenant. C’est possible, non ? Vous n’avez personne, vous êtes encore fermés.

Je la dévisage longuement. Son visage est un masque impassible. Pas une trace de peur dans ses prunelles, pas un tremblement de main qui trahirait l’angoisse. Elle a vraiment l’air de venir chez nous comme chez son boulanger, exigeant avec l’assurance du client qui connaît ses droits la baguette la plus croustillante du lot.

J’hésite. La confidentialité, c’est sacré – tout autant que le respect. Chaque client a le droit de faire ses propres choix. Croyances, religions, coutumes, nous n’avons pas notre mot à dire. Mais quand même… d’habitude, les clients, ils s’épanchent sur leurs malheurs. Ils nous disent pourquoi ils sont là. Ils attendent notre confirmation, notre accompagnement. Ils nous demandent notre avis sur leur rituel, ils nous incluent dans leur histoire. C’est pour ça que Victorine passe du temps avec nous, pour que nous puissions les aider, les rassurer. Il n’y a pas que le geste professionnel qui compte dans notre métier : l’accompagnement aussi.

La cliente s’impatiente face à mes hésitations. Elle insiste :

 — Vous pouvez le faire, vous, n’est-ce pas ? J’ai lu que tous les employés de Bourreau&Bourreau avaient la formation artisanale. Je veux le faire de suite.

Je déglutis. Oui, j’ai la formation, mais quand même… ça fait trois ans que j’ai pas manié la hache. Et puis, je titube encore un peu.

De toute façon, les papiers sont faits, la cliente est décidée. C’est pas à moi de choisir pour elle. Je me lève, plus raide qu’elle.

— Suivez-moi.

Nous descendons dans les escaliers. La salle de l’échafaud est prête – un peu poussiéreuse, mais prête. La cliente n’a même pas un frisson en entrant. Elle monte sur l’estrade de bois, pose sa tête sur le billot. Pour le coup, c’est moi qui serais stressé. Si je me loupe… je sais, les clients viennent jamais porter réclamation. Mais le patron, il aime le propre. La femme de ménage va râler si y’a trop de sang sur les murs.

Je respire un grand coup, enfile une blouse et empoigne la hache. La soupèse entre mes mains. Ça va le faire – c’est plus technique que les classiques injections, mais ça revient au même. On coupe toutes les connexions entre le cerveau et le corps. Mort cérébrale dans la minute. Y’en a qui aiment le grandiose, c’est tout.

Je respire un grand coup. La femme ne bronche pas. Je soulève la hache.

Dans un sifflement, j’abats l’instrument sur la nuque. Ça craque, mais la lame était bien effilée. Elle rentre dans les vertèbres comme dans du beurre.

Je regarde mon travail. Maintenant que c’est fait, j’éprouve une petite fierté. Même bourré, j’ai pas manqué ma cible. Le sang s’écoule gentiment dans la rigole prévue à cet effet. La femme de ménage sera contente.

Une nouvelle sonnerie. Je soupire – pas moyen d’avoir un après-midi à cuver tranquille !

Je remonte, jette un coup d’œil à ma montre. Quinze heures dix – soit quatorze heure cinquante-cinq. Mon prochain client va bientôt arriver. Un vieux, bien comme il faut. Je l’ai déjà vu la semaine dernière. Il venait d’avoir son jugement – insulte à un gardien de la paix, l’astuce classique. L’euthanasie n’est accessible qu’aux condamnés, alors les vieux qui n’en peuvent plus de souffrir, ils font une connerie puis ils viennent nous voir, tout heureux de pouvoir enfin mettre fin à leurs jours. La médecine va trop loin aujourd’hui : on vit vieux, mais on vit mal. Alors les bourreaux sont devenus les meilleurs amis des grabataires.

A la porte, je découvre un homme en robe d’avocat, le teint rougeaud. Lui aussi s’escrime sur la sonnette. A peine ais-je ouvert la porte qu’il me saute dessus, hystérique.

— Madame Antoinette, vous l’avez vue ? Où est-elle ?

Je hausse les épaules, fataliste. Il comprend de suite. Blanc comme un linge, il tombe sur un des divans.

— Marie Antoinette a truqué nos fichiers. Elle a été reconnue coupable et était condamnée à la prison à vie.

Je me mords la lèvre. Soudain, je comprends la femme. Mieux vaut mourir tout de suite que décrépir dans une cellule pour les cent ans à venir. La vieillesse, de nos jours, est la pire des condamnations.

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