LE BRICONTEUR – Chapitre 6

Le problème des grosses villes, en-dehors des loyers exorbitants, c’est la rapidité avec laquelle elles éjectent le moindre grain de sable qui pourrait enrayer la machine. Je ne pensais pas que cela irait si vite. Il n’a pas fallu deux heures pour que, après le mail rappelant les conditions sanitaires à respecter, le Processus se fasse plus virulent et dénonce la concentration un centième trop élevée de Mycobacterium vaccae sur le perron de mon établissement. De fil en aiguille, le fait a dû interpeller quelqu’un qui a mis le nez dans la rue : en début d’après-midi, l’amande salée pour occupation illicite de trottoir m’est restée en travers de la gorge. Pour terminer cette journée idyllique, j’ai eu droit au grand jeu : avertissement avant expulsion, rien de moins. En plus des deux infractions au code sanitaire précédemment citées, le Processus a découvert que je n’ai pas reçu la dernière version du vaccin contre la grippe.

C’est donc en maudissant les trottoirs intelligents et le big data que je me tiens sur le seuil de ma boutique, tapant nerveusement du pied. Des commissaires ou de ma cliente, lesquels arriveront en premier aujourd’hui ? L’ordre d’expulsion définitif a chu dans ma boîte mail ce matin à huit heures trente précises, et ne contient pas de deadline. La raison est évidente : évacuation sur le champ. J’ai passé la matinée à remplir mon vieux camion à essence – une antiquité dont je récupère les gaz nocifs dans un énorme ballon accroché au toit, condition indispensable pour pouvoir accéder au centre-ville. Entre deux allers-retours, maugréant contre les trois mois de loyer que je ne reverrais jamais, je garde un œil sur la rue. Pourvu que ma cliente revienne !

A dix heures sonnantes, je m’installe sur le perron, le cœur battant. De tout mon bric à brac, il ne me reste que l’espagnolette bavarde, qui se tient fidèlement à mes côtés, au chaud sous une cloche de verre. Je jette des regards de part et d’autre de la rue, guette à ma gauche la silhouette pressée de ma petite mamie, à ma droite la carrure caractéristique des agents administratifs chargés des expulsions. Je suis si tendu que je perçois l’infime mouvement des ressorts de ma montre égrener lentement le temps – trop lentement. Habituellement, les aiguilles qui ronronnent à mon poignet m’apaisent. J’ai choisi ce vieux modèle, lourd et imposant face à la finesse des holomontres classiques pour sa très légère vibration : une façon de me rappeler en permanence à mon corps, à la réalité tactile d’un monde où tout, désormais, se passe par hologramme interposés.

Heureusement, ma cliente a l’extrême délicatesse de rompre mon attente en avance par rapport à son horaire habituel. Après cinq minutes à m’inquiéter sur le seuil de ma boutique vide, je reconnais son pas en bas de la rue. Elle se dirige vers moi avec hâte, tant qu’elle devance son éternel cabas.

Lorsqu’elle se plante face à moi, j’ai du mal à la reconnaître. Ses rides se sont inversées, transformées en arabesques paniquées. L’effroi brille au fond de ses prunelles. Elle me crache au visage, la voix tremblante d’émotion :

— Quelle maladie m’avez-vous donc transmise ? J’ai eu des hallucinations. J’ai cru que je mourrais ! Vous étiez là, et puis, il y avait une drôle de maison, pleine de couleurs, et d’un coup un enfant ma pris par la main et…

Mes clients sont toujours déboussolés la première fois qu’ils se souviennent d’un rêve, mais la petite mamie a visiblement pris un sacré coup ! Elle décharge sa surprise et sa frustration en me racontant l’intégralité des péripéties sans queue ni tête dont elle se souvient. Elle est si tendue que je me demande si elle ne va pas me prendre par la chemise en un geste de colère :

— J’ai cherché partout, refait tous mes tests santé, mon Doctolab ne détecte rien ! Qu’est-ce que vous m’avez refilé ? Si c’est un virus encore inconnu, comment va-t-on me soigner ?

Je lève les mains tant pour montrer patte blanche que pour la calmer :

— Rien, je ne vous ai absolument rien transmis. Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Votre application a raison : vous êtes en parfaite santé. Vous ne pourriez pas aller mieux d’ailleurs, puisque vous avez rêvé cette nuit.

Le regard interloqué et toujours inquiet de mon interlocutrice est éloquent. Je jette un œil sur le côté droit de la rue. Toujours pas d’administrateur. Je prends le temps d’expliquer :

— Le rêve est une capacité naturelle de notre cerveau. Depuis la nuit des temps, l’Homme rêve. Seulement, nous ne pouvons nous souvenirs de nos rêves que si nous nous réveillons au bon moment : chose quasi impossible aujourd’hui car les applications de sommeil calculent automatiquement vos cycles et abolissent le souvenir du rêve au profit de la forme physique.

La vieille dame hésite. Je pousse le bouchon un peu plus loin :

— Si vous cherchez dans de vieilles bases de données, vous trouverez des études et des explications qui vous confirmeront mes dires. A la seule différence que tous les articles vous soutiendront que vous souvenir de vos rêves ne sert à rien et que vous réveiller en phase de sommeil paradoxal siphonne votre énergie.

— Dans ce cas, à quoi bon ?

Les réflexes ont la vie dure. Je lui rappelle notre conversation de la veille :

— A quoi bon le parfum de la rose ? Les rêves sont la quintessence de notre être. La preuve que nous avons au fond de nous cette capacité à nous projeter vers l’inconnu, à nous ouvrir à l’exploration, à transfigurer notre monde.

Au regard effaré de la petite dame, je comprends que je suis allé trop loin. Trop perché. Pas facile de se concentrer quand on ne sait pas de combien de temps le sort nous accorde. Après un nouveau regard à droite, je reprends :

— Ne vous êtes-vous jamais demandé ce qu’il y a dans la ville d’à côté ? Ou qui sont les personnes que vous ne croisez jamais parce que vous sortez toujours à la même heure ? Ne vous êtes-vous jamais sentie seule chez vous, entourée de robots et d’assistants mécaniques sans conversations ?

Le regard de ma vis-à-vis devient fuyant. Elle ne comprend pas. Quel exemple pourrait bien faire prendre la mayonnaise ? Tout en cherchant à deviner les mots qui toucheront la corde sensible de mon interlocutrice, je jette un regard dans la rue.

Mon cœur saute un battement. J’étouffe un juron : deux silhouettes habillées d’un naturalskin sombre qui détaille de loin le dessin de leurs muscles se dirigent vers moi. Je me mords la lèvre et tente, sur une dernière inspiration.

— Vous aimez manger ?

Bingo ! L’éclat de joie qui vient de traverser les prunelles de la petite dame est ma victoire. Ses rides s’apaisent un instant. Je continue :

— Lorsque vous étiez petite, des tas de gens inventaient des tas de recettes. Des chocolats chauds qui dégoulinaient chaleureusement dans la gorge, des biscuits qui croustillaient sous les dents, des fajitas épicées qui pétillaient sous le palais…

Je vois ma cliente saliver. Je prends l’espagnolette bavarde et lui tend précipitamment.

— Ces personnes-là prenaient le temps de flâner, de ne rien faire, d’imaginer et de créer. Elles étaient curieuses, ouvertes à l’inconnu. Elles découvraient de nouveaux horizons gustatifs, sortaient de leur zone de confort, et distillaient le bonheur partout autour d’elles. Comment ? En écoutant leurs rêves. En partageant des histoires.

Je pousse l’espagnolette dans ses mains, le cœur humide. J’ai toujours une légère peur à me séparer d’une de mes créations, de mes bibelots. A force de leur créer une histoire, j’en viens à leurs parler comme à des frères.

                Les deux silhouettes s’approchent. La cliente n’a pas encore refermé ses mains sur mon bibelot, ne saisissant pas le lien entre la gastronomie et l’espagnolette. Je me penche vers elle et, d’une voix douce, chuchote :

— Prenez soin de cette espagnolette bavarde. Laissez-là vous guider sur le chemin de l’imagination. Partagez. Racontez son histoire partout autour de vous. Vous toucherez peut-être un futur cuistot, comme à l’ancienne. Quelqu’un qui se réveillera et pourra vous concocter un repas qui vaut milles vies.

Le poids de ma création s’allège entre mes mains : la petite dame a refermé ses mains sur l’objet. Imperceptiblement, je me glisse entre elle et les administrateurs qui nous rejoignent, juste le temps de la dissimuler à leurs regards. Trop tard. Ils approchent d’un air mauvais et m’interpellent :

— Citoyen ! Vous êtes en infraction aux code civil 43.4, à l’article 589 bis du règlement de la cité et à l’amendement 78.46 du décret sanitaire de 2046.

Le courant électrique qui traverse ma cliente se perçoit à trois mètres à la ronde. D’un coup, elle se redresse et pointe un doigt accusateur vers les deux gorilles.

— Comment osez-vous, jeunes hommes ! Jamais je n’ai été moins rapide que les vitesses autorisées, jamais ! Le 589 bis, je le connais par cœur. Par cœur ! Deux kilomètres heures en trottoir lent minimum. Mais je suis bien au-dessus ! Avez-vous vu le top 10 des séniors fringuants cette semaine ? Savez-vous à qui vous vous adressez ?

Déconcertés, les deux administrateurs échangent un regard.

— Sauf votre respect, nous ne parlions pas de vous, madame.

— Non non, on est là pour le monsieur qui occupe illégalement l’espace.

Ma cliente ne s’en laisse pas conter.

— Alors, bande d’incapables, pourquoi citez-vous le 589 bis ? Vous n’avez donc rien retenu à l’école ? Ce n’est pas cet article qu’il vous faut, c’est le 588 bis ! Avec un mandat – vous avez votre mandat ?

La petite dame s’engouffre dans la brève hésitation des deux hommes.

— Non ? Vous ne l’avez pas ! Mais quels incompétents ! Donnez-moi vos matricules, que j’aille me plaindre. Mon ami Dylan Lebrun travaillait au service de régulation, vous allez m’entendre.

Elle sort son holophone de sa poche et, en quelques pianotements, déploie une interface holographique entre nous et les gorilles. Leurs fiches de fonction, matricule et photographie s’affichent à l’écran.

— Vous ne pensez quand même pas qu’en bonne citoyenne je ne suis pas connectée à MavilleMavie ? Vous voyez, vous n’avez pas les bonnes autorisations. Vous voulez que j’envoie un rapport détaillé ?

L’incompréhension se lit sur le visage des deux types. Ils ont perdu leur air supérieur et, en cet instant, ressemblent à ce qu’ils sont vraiment. Des gars pris dans un système qu’ils ne maîtrisent pas, et qui ont bien trop peur des blâmes qui pourraient faire baisser leur note d’employabilité. Dans le doute, ils tournent le dos et s’éloignent de quelques mètres, le temps probablement de demander les autorisations nécessaires aux personnes qui les ont envoyés ici.

La petite mamie range son holophone et, sans un mot, active son cabas. Elle y glisse l’espagnolette bavarde puis s’éloigne sans rien ajouter. Je l’observe, les bras ballants, incapable de comprendre sa réaction, incapable de savoir si elle a agi par revanche personnelle, sens de la justice ou complicité.

Elle fait quelques mètres et, avant de disparaître à l’angle de la rue, se retourne. D’un signe de la main, elle m’encourage à déguerpir, les yeux ronds comme des soucoupes face à mon manque de bon sens. Je reprends mes esprits et, sans demander mon reste, rentre dans ma boutique vide, la traverse pour retrouver mon camion de l’autre côté. Je m’installe au volant, enclenche la première. Les rues défilent, identiques dans leur pureté blanche et aristocratique. Bientôt, la ville s’éloigne.

Je souris. Au final, ma petite mamie a bien mordu à l’hameçon. Une graine de plantée pour qu’un jour, qui sait, cette ville retrouve un vrai souffle de vie.

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