Je vous livre ici ma toute première soumission – une nouvelle pour le concours 2015 du festival Les Enchanteurs, qui a lieu dans ma ville. Elle n’a pas remporté de prix cette année-là, mais reste ma préférée des trois que j’ai soumis entre 2015 et 2019 ! Je vous la lis à voix haute si vous préférez :
Un trille s’élève vers ma tour. Clair. Insouciant. Il m’arrache à ma torpeur, et je tends l’oreille, épuisée mais avide de savoir ce qu’il se passe hors de mon donjon. Un instant, seul le tintement des gouttes qui dévalent la charpente répond au silence. Une pluie perpétuelle arrose ma prison : les murs suintent une humidité âcre qui irrite mon nez, et le toit pleure nuit et jour d’énormes larmes gelées, noyant de son chagrin le sol en terre battue. Cette mare saumâtre ronge lentement ma peau. Un second trille jaillit, pépiement innocent d’un passereau au printemps. Une vague d’espoir réchauffe mes membres : ce chant de cristal annonce-t-il le retour du soleil ? Le climat breton me glace, et je rêve de désert, de canicule, de brindilles craquant sous le pas, prêtes à s’embraser. Je lève les yeux vers la lucarne étriquée. Y verrais-je une infime parcelle d’azur ?
Soudain, deux accords font vibrer la vase où je patauge. Sombres. Puissants. Dissonants. Le chant du rossignol est avalé par le tintamarre d’un orchestre infernal, mariant bombardes, tambours et clairons. Une étrange mélodie emplit ma prison. Un concert de vents et de peaux, d’instruments et de cris, rauques, abrupts, sauvages. Ma gorge se noue. Je me redresse, et mes chaînes répondent en écho métallique à la sinistre mélopée. Mon ventre vide et mon rhume purulent transforment le moindre mouvement en étincelles de souffrance. Mais je veux voir. Je veux comprendre. Je chasse les embruns que la musique distille dans mon esprit, rassemble mes faibles forces. Je me ramasse sur moi-même puis bondit. Les chaînes m’alourdissent, je glisse sur les pierres. Je griffe frénétiquement le mur, trouve un appui inespéré dans un lambeau de tenture. Un dernier sursaut me permet de jeter un œil par la meurtrière avant que la gravité ne reprenne ses droits. Je chute dans mon lit de boue. Mes vertèbres craquent sous mon poids et la douleur irradie mon dos. Mais j’ai vu. En un clin d’œil, j’ai embrassé la situation et confirmé ma pire intuition.
Déjà, ma pensée m’échappe, hypnotisée par le rythme de l’orchestre. Ils sont nombreux, dehors. Faunes dorés, sylvestres ridés, dryades aux pieds nus et vouivres visqueuses, tissant de leurs flûtes, sistres et tambours un maléfice propre à m’assoupir. Au loin, la fière guerrière, la princesse de mes terres désertiques contemple avec joie le fruit de sa victoire. Elle enlace dans ses bras l’homme pâle aux yeux verts. Que ne l’aie-je carbonisé sur place, quand la chaleur et la sécheresse donnaient tout pouvoir à mon feu dévastateur ! La curiosité est un vilain défaut : ces murs d’eau qui ont éteint mes flammes sont une bien cruelle leçon. Le rythme s’accélère, portant au paroxysme le sortilège de cette comptine infernale. Je ramène mes pattes sous les écailles de mon ventre, replie mes ailes sur mon dos. Mes paupières tombent sur mes pupilles verticales, ma gorge laisse échapper, à défaut d’une étincelle salvatrice, une quinte de toux enrouée. Quand vient le beau temps, mes geôliers m’assoupissent, libérant les cieux de mon vol puissant. Hélas ! Moi, dragonne, j’aurais dû être la terreur des festivités de mariage plutôt que le trophée qui scelle leur union !