Je vis avec un poulpe

J’ai dans mon bureau une magnifique illustration d’une jeune femme de la belle époque, promenant en laisse son poulpe de compagnie. J’adore cette image. Le côté décalé de ce céphalopode qui s’écrase à terre en rampant de toutes ses tentacules, la laisse ridicule qui le relie à sa maîtresse, le port fier et altier de cette demoiselle anachronique forment un merveilleux patchwork d’une créativité sans égal.

Voilà six ans que cette image m’accompagne – je m’en souviens bien, elle fait partie de celles que j’avais imprimé pour la décoration de mes trente ans, une fête mémorable ou ma famille et mes amis découvrirent, quelques peu ahuris, cet étrange genre littéraire et esthétique que l’on nomme steampunk. Six ans pour comprendre pourquoi elle me parle autant, pourquoi, un jour, je l’ai imprimée et posée là, gardienne de mon antre. Je la vois tous les soirs, avec ce petit réconfort que l’on éprouve lorsque l’on est en terrain connu. Et pourtant, j’éprouve à l’instant une sorte de vertige à réaliser la raison de sa présence.

Il est des mots qu’il est difficile de prononcer, et pas tellement plus facile à écrire. Lorsque mes amis, mes collègues me demandent le matin « ça va ? », que répondre d’autre que « oui» ? Je me suis moi-même trop souvent trouvée démunie, les bras ballants et la bouche ouverte, lorsque la réponse à cette question devenue injonction est « non ». Alors, répondre « non, je fais une dépression », franchement…

Je ne sais pas vous, mais moi, quand j’entends ce mot, j’ai juste envie de fuir à toutes jambes. Dépression. Le « dé » tombe dans les graves, heurte un « pré » qui mitraille la douleur en pleine tête, pour finir sur ce pernicieux « ssion » qui a tout sauf l’air catholique. En voilà une maladie qui n’a pas d’image, qui n’a pas de forme, pas de prise. Elle a des airs de fin du monde où la seule solution est de fuir, pour le malade comme pour l’entourage. C’est une bombe de noirceur qui peut exploser à tout instant, projetant des tâches d’encre corrosive sur tout ce qui se trouve à proximité. Dès lors, la cacher, à soi comme aux autres, apparaît comme la seule solution possible.

A force de la cacher, elle croît, elle se glisse là où elle peut au milieu des entrailles. C’est un quelque chose qui grossit à mesure qu’on l’ignore. Quelque chose de noir, de gluant, de polymorphe, qui glisse ses tentacules entre les intestins, enserre le foie, tente de dévoreur la rate, pousse un peu plus haut le diaphragme – c’est que même avec un ou deux kilos de plus, y’a pas de quoi être à l’aise dans ce petit ventre ! Et puis un jour, la dépression secoue tant et tant qu’il n’y a plus moyen de l’ignorer. Un tentacule vous enserre la gorge en permanence, un autre vous bouche les oreilles, un troisième vous bloque la colonne. Le cerveau ne répond plus et, dans un silence apocalyptique, vous le voyez, là. Votre poulpe.

Il était sous mes yeux depuis six ans.

Un poulpe de compagnie, présent pour la vie. On dit que le brun-out brûle tout et qu’il faut reconstruire : la dépression ne laisse pas de terrain vierge. Ce n’est pas une chute, ce n’est pas une fin dont il faut apprendre à se relever : c’est vivre avec un handicap au quotidien qu’il faut apprivoiser petit à petit, sans savoir si vos efforts porteront leurs fruits. Le poulpe se fait une place en vous, il ne remplace rien. Il vient en plus, comme un boulet à traîner partout. Parfois il se fait petit, il part se perdre entre deux replis d’intestins et vous laisse exprimer votre lumière. Parfois il vous enserre de ses tentacules, vous couve d’une étreinte mortelle et le monde sombre dans l’encre de ses baisers.

On dit que regarder son poulpe, c’est déjà être sur le chemin de la guérison. Il y a des jours où j’y crois, des jours où je désespère, épuisée. Mon poulpe n’empêche pas ma lumière : j’ai même tenté de me servir de celle-ci pour le repeindre. Vraiment. J’ai extrait la bestiole des recoins de mon corps, je l’ai posée sur le bureau et je l’ai entièrement badigeonnée de rose. J’avoue, sur le coup, j’étais super fière de moi. Qui est capable d’un tel exploit, rien qu’à la force de son imagination ?
Hélas, la peinture s’est vite écaillée. Mon poulpe frustré de ne pas être pris au sérieux s’est rebellé, car il ne s’agit pas tant de capturer la bête pour la forcer à être ce qu’elle n’est pas que de l’aider à révéler ce qu’elle est vraiment. En bref, plutôt que de la peindre, il faut nettoyer l’encre noire qui la recouvre pour qu’elle dévoile enfin sa couleur naturelle.
Autant dire, une tâche de titan.

Une tâche de titan et un parcours qui courbe le temps à l’image d’un tentacule qui s’enroule autour d’un piquet. Les périodes de stabilité succèdent aux périodes difficiles, dans un cycle de machine à laver qui recommence, encore et encore. Je ne sais même pas si j’ai ne serait-ce qu’écaillé l’encre qui la recouvre tant les tenants, aboutissants, détours et retours du chemin qui mène à la compréhension de cette étrange bestiole qui m’habite sont sans fin. Dans tout ce parcours, la désagréable impression de tricher n’est jamais très loin. Les médicaments qui m’aident et dont je n’arrive pas à me passer. Les automatismes qui me font sourire, travailler, m’exprimer comme si de rien n’était – mais qui, par là même, m’aident aussi à rester sur pied, à continuer, à avancer. Je me dis que la vie ne nous étant pas servie avec un mode d’emploi, la tricherie n’en n’est pas vraiment une…

Je contemple cette illustration avec un nouvel œil. Du poulpe ou de la jeune femme, qui promène l’autre ? Plus que cette interrogation sans réponse, cet équilibre précaire d’une collaboration mutuelle, ce que j’en retire est avant tout que les deux sont visibles. Le poulpe est promené, assumé, montré. Peut-être est-ce ceci, la clé de l’acceptation.

Je vous le dis, je vis avec un poulpe.

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